samedi 10 août 2013

Jeunes pousses (3/4) - Kevin et Sabrina

III – Kevin et Sabrina

            C’est comme si j’avais dormi mille ans. Ma conscience, dissoute, éparpillée, se rassemble peu à peu. Le soleil se déverse en torrent à l’intérieur du van. Quelqu’un vient d’en ouvrir la porte latérale, me tirant d’une longue méditation. Une, voire plusieurs décennies passées à rêver éveillé, à tenter de sentir le monde changer. Mais rien n’a changé, dehors la forêt est immuable. Verte et sombre. L’inconnu qui m’a tiré de ma transe se tient sans bouger dans l’ouverture de la porte. Il s’appelle Kevin, je l’apprends en le sondant du regard. Quels drôles de vêtements il porte. Chaussettes blanches remontées par-dessus un pantalon de survêtement, un épais blouson à capuche étoffe sa mince silhouette, une casquette beige à motif écossais comme déposée sur le sommet du crâne. Le tout donne une impression détonante, comme s’il avait choisi des habits au hasard en ouvrant son placard. Mais qui suis-je pour juger ses choix vestimentaires, moi qui arborais pattes d’eph’ et T-shirts bariolés quand mes congénères évoluaient en vestes anthracite, attaché-case et raies gominées. Il reste là, tétanisé, la bouche entrouverte dans une expression idiote de surprise. Sa peau, déjà très pâle, vire presque au transparent sous le coup de l’émotion. Son regard glisse sur mes os blanchis, sonde les orbites vides de mon crâne brisé. « Sabrinôôô ! Viens vouar s’teu plé ! » s’écrie-t-il en s’écartant rapidement du véhicule à l’abandon. Quel bel accent que celui du Nord. « Sabrinôôô ! » appelle-t-il encore d’une voix tremblante sans cesser de reculer. La voie est libre, la porte est grande ouverte. Enfin, je peux admirer le paysage au lieu de le deviner. À défaut de pouvoir sortir, cela me suffit. Si près de la liberté et pourtant à jamais prisonnier. Kevin revient déjà, traînant une jeune fille par le bras, la fameuse Sabrina. « Mais j’en ai rien à faire d’ton camion d’brin lô ! » Dix-sept ans, trop maquillée, les cheveux teints en noir, le corps engoncé dans des vêtements qui semblent trop petits, pantalon de jogging noir et rose et T-shirt bleu ciel. Un petit boudin aux joues rouges et au regard torve. « Viens j’te dis ! Tu peux voir les trucs comm’ eut’ mémé, alors faut qu’te r’gardes dans l’van ! » continue de la presser Kevin. Elle se laisse faire de mauvaise grâce et arrive en trottinant devant la porte coulissante grande ouverte. Elle se fige et me dévisage. Ce n’est pas ma dépouille qu’elle fixe de la sorte, mâchonnant son chewing-gum d’un air bovin, c’est bien moi. Elle me voit. « Y a un fantôme dans eut’van bébé. T’es sûr qu’tu l’veux toujours ? » Kevin du haut de ses quinze printemps, semble accuser le coup. « J’savais bien que c’était trop bô çô…Je trouve un bô van comme çô…et pis y a un type mort dedans. J’ai vraiment pô de chance quô mém’… ». Il se laisse tomber sur les fesses et contemple le Volkswagen d’un air triste. Sabrina m’observe en ruminant. Le temps passe, sans paroles, dans les bruissements. Au bout d’un moment il se relève et vient rejoindre sa douce d’un pas décidé, vrillant de ses yeux bleus les orbites vides de mon crâne blanc. À défaut de pouvoir voir mon spectre, il s’adresse à mes os « Et ben j’ m’en fous si ya un fantôme ! Et ben quoi. T’es mort le fantôme, moi j’suis vivant. J’ai plein de trucs à faire, et j’ai besoin de c’ van. Alors qu’tu veuilles ou non, bah j’vais l’réparer. Et puis ensuite avec  Sabrinô, on va s’barrer de c’coin pourri et pis on va voir comment c’est ailleurs. C’est sûrement bien mieux qu’ici en tout cas. Et puis je ferai quequ’chose de ma vie. Ici y a rien. YA RIEN DU TOUT ! QUE D’CHI ! J’veux pô rester lô et mourir sans rien avoir fait. Alors j’vais réparer c’van et puis on va s’en aller. T’entends ? Que tu veuilles ou pô…» Du changement dans cette forêt qui ne semblait plus vouloir bouger. La promesse de choses nouvelles. Deux jeunes pousses viennent d’arriver. Fragiles mais volontaires. Le cri du changement, le cri du cœur. Le même qui m’avait poussé au volant. Je souris. Je ne peux pas m’en empêcher. Je souris de toute mon âme, parce que les choses vont changer. Je vais quitter cet endroit, avec eux, et partir à nouveau sur les routes. «Ç’a pô l’air de l’déranger bébé. »  lui dit-elle en me lançant un coup d’œil mauvais.

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