samedi 10 août 2013

Jeunes pousses (2/4) - Prisonnier

II – Prisonnier

Avant d’être ces os brisés, cette chair en putréfaction, j’étais… Bernie le hippie, pour les passants incrédules qui voyaient arriver mon van exubérant. Bernie le roady, pour les collègues avec qui j’ai passé ma vie à monter et démonter des scènes. Papa, pour Lilly et Fleur, mes deux amours. Bernard, pour mon ex-femme Alexandra et son sourire doux-amer. Je pense à tous ces gens que j’ai rencontrés dans ma vie. Cette vie passée sur les routes. Avec les filles, avec leur mère, avec le chagrin, avec la musique. Tout paraît si simple maintenant. C’est comme observer le personnage d’une comédie dramatique se débattre contre son destin. La douleur, la peine, la joie, la passion ; tout ça était si réel, mais vu d’ici, ma vie n’est plus qu’une succession d’images. Cette distance me fait peur. Je n’ai pas envie de changer, même dans la mort. J’aimais bien cet homme que les années avaient façonné patiemment. Un type jovial, prompt à la plaisanterie. Bon mangeur, bon buveur, le joint facile. Le dernier hippie de France, avait titré un papier local après une interview au PMU du coin. Un titre honorifique dont je tirais une certaine fierté. Mon originalité, mon identité, ma vie telle que je la voulais. Libre sur les routes. Aller de festivals en festivals. Rencontrer des gens, faire l’amour, boire, fumer, rire, pleurer, aimer. Vivre. 

Que vais-je devenir à présent que je suis mort ? Maintenant que l’ultime limite est franchie ? Maintenant que l’éternité me tend les bras ? J’observe les insectes grouillants dévorer mes chairs. Je suis coincé dans cette camionnette à jamais. Mes déplacements ne sont limités que par l’intensité de ma conscience. Je suis à un endroit, avant d’être ailleurs. Pourtant, impossible de sortir d’ici. Comme si même la possibilité de m’imaginer dehors m’était interdite. Je suis frustré, impuissant. Je tourne en rond. La nuit tombe. Je repense à ma vie, à la façon dont je l’ai menée et j’observe mes ossements, mis à nu par les insectes, qui blanchissent peu à peu. Je repense à ce que j’ai accompli, aux choses que j’ai faites, et bientôt la poussière tapisse toutes les surfaces intérieures. La lumière de la lune traverse la carrosserie trouée par endroits, déchirant l’air poussiéreux de raies blafardes. Je me sens comme un poisson pris au piège d’une épave au fond des océans. Comme dans ces reportages de Jacques-Yves Cousteau que Fleur aimait tant. Et déjà, le jour succède de nouveau à la nuit. L’ennui ne s’applique pas aux gens de mon espèce. Le temps glisse imperceptiblement, et j’observe la forêt à travers le pare-brise à moitié arraché de mon tombeau.

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