samedi 3 mars 2012

La soirée

Parti fâché. Elle est restée à la maison et moi je suis là, à cette soirée où je ne connais plus personne. Mon ami est parti plus tôt, m’abandonnant avec des presque-inconnus. Des gens aperçus de loin dans d’autres soirées, des gens croisés sur internet le temps d’un tweet. Comment commencer une conversation dans ces conditions ? Je ne suis pas quelqu’un d’un abord très avenant quand je suis seul. Je me fige, je me ferme, je me rends imperméable au monde qui m’entoure. Observateur silencieux d’une foule hilare de bloggers éméchés. Je discute avec la serveuse en sirotant ma vodka-tonic, jetant de temps en temps un coup d’œil distrait aux gesticulations de mes pairs. Parfois, on m’adresse quelques mots complices, sur un sujet auquel je suis censé comprendre quelque chose. Je ris de bon cœur, et gratifie l’inconnu venu me parler d’une tape franche sur l’épaule. Trop ouf ! Tu déchires mec. Je ne sais pas qui est cette personne, pas plus qu’elle ne sait qui je suis. Nous cherchons une proximité artificielle par des moyens détournés. On trinque et après une gorgée il s’en va rejoindre un groupe, comme les autres. Je commence à me sentir un peu seul dans ce bar bondé. Je regarde mon verre déjà vidé par le manque d’interaction sociale et me demande si un autre verre arrangera les choses. Je me retourne vers la serveuse. Une autre vodka-tonic s’il te plaît. J’ai demandé ça sans réfléchir, un sale réflexe.

                Et toi, tu sais sûrement qui c’est ça ?! On me brandit un smartphone devant les yeux affichant le visage goguenard de TrollFace. Je regarde le type. Un hipster hirsute à grosses lunettes noires et gilet, la mine sympathique. C'est Trollface je lui réponds dans un hochement d’épaules. Il se retourne vers une fille blonde aux lèvres très rouges. Tu vois, je te l’avais dit ! Tout le monde ici connaît ce truc-là. Elle est plutôt jolie. Elle se défend avec mauvaise humeur. Oui, mais c’est parce que vous êtes des geeks. La sentence tombe. Nous faisons partie d’une sorte de caste de parias à ses yeux semble-t-il. La pique me touche, le débat est lancé. Mais, qu’est-ce qu’un geek ? Débat stérile et maintes fois abordé, mais parce qu’on me donne enfin l’occasion de parler, je me lance dans la bataille. Nous discutons tous les trois de ce qui est censé faire de nous des gens à part. « Mais t’inquiètes, je comprends. J’ai quelques amis geeks très gentils. » De la hype de ces dernières années autour du geekisme. « Tout le monde est geek de nos jours. » « C’est pas parce que tu achètes des trucs sur internet que t’es un geek ! » Nous remontons aux origines sémantiques et culturelles du mot, alors qu’aucun de nous n’est un américain de plus de 50 ans. Les voix s’élèvent, on argumente à grand renfort de gestes. Des gens nous rejoignent. La soirée prend un tour intéressant. Sur la défensive il y a peu, Carole se déride enfin. Peut-être que ce n’était pas une mauvaise idée d’avoir accompagné son ami Bruno. Je me dis que c’est ce qu’elle pense, car elle sourit en croisant mon regard. Je lui rends son sourire. Elle a de très beaux yeux verts et une bouche sensuelle d’un rouge  terrible. Le genre de fille qu’on ne peut pas s’empêcher de regarder.

                De nouveau seul au milieu de la foule, une foule de fumeur dehors sur la terrasse, mais cette fois-ci Carole m’accompagne. Nous fumons une cigarette, assis à une table, discutant littérature et théâtre. Elle étudie l’art dramatique, une actrice en devenir. Malgré son look de fashionista parisienne, c’est une provinciale arrivée il y a quelques mois. Une surprise pour moi. Je me dis qu’elle a rapidement assimilé les tics de langage et d’habillage local, tout le monde s’y serait trompé. Je l’observe expulser négligemment la fumée par le nez entre deux phrases, repousser ses cheveux d’un seul côté du revers de la main, passer une langue humide sur ses lèvres. Chacun de ses gestes est savamment calculé, travaillé pour produire un certain effet sur son interlocuteur. Ça marche, je suis sous le charme de ses vingt-deux printemps. Elle a un petit copain, le barbu au smartphone, moi j’ai une femme qui m’attend à la maison, ça ne nous empêche pas de continuer innocemment ce petit jeu de la séduction. Les cigarettes sont finies, mais aucun ne songe à remonter au chaud. Je regarde sa robe pull aux larges rayures multicolores glisser le long de son épaule. C’est comme un supplice. Tandis que nous discutons, le tissu glisse un peu plus sur son bras et je peux apercevoir la dentelle de son soutien-gorge, les tâches de rousseur sur ses seins ronds. C’est ce moment qu’elle choisit pour remonter sa manche, juste assez pour qu’elle puisse glisser de nouveau. Elle joue les ingénues et fait mine de ne pas remarquer mon regard qui parcourt son corps. Sa nuque est découverte et ne demande qu’à être effleurée du bout des lèvres. La toucher. J’ai soudain l’irrépressible envie de poser ma main sur son corps. Sentir la chaleur de sa peau sous mes doigts. J’aimerai la voir nue. L’observer quelques temps en laissant vagabonder mes doigts sur ses jambes, effleurer son sanctuaire, caresser son ventre et ses seins. Elle m’attirerait à elle d’un geste lascif, pressant ma tête contre son corps. La réalité se trouble.

Elle a profité de mon absence passagère pour s’approcher, la voix épaissie par la fumée elle me glisse à l’oreille : tu n’écoutes plus Adrien. Je frissonne. Est-ce que c’est réel ? L’alcool brouille mes sens. Ses cheveux qui me chatouillent le nez, ses lèvres qui frôlent les miennes lorsqu’elle recule dans un nuage de fumée. C’est bien réel. Elle me provoque. Je n’aime plus ce jeu. Elle a dépassé la limite que traçait mon rêve éveillé. Je me lève et recul hésitant. Carole s’allume une nouvelle cigarette et me regarde m’enfuir d’un air amusé. Son regard semble me dire « C’est ce que tu voulais n’est-ce pas ? ». Ce que je voulais…Je n’en sais rien. Sentir le fantasme d’une vie cavalière naître en moi peut-être. Partager quelques heures auprès d’une jolie inconnue. Oui c’est vrai, qu’est-ce que j’espérais au juste ? Debout sur la terrasse, je la regarde se cambrer sur sa chaise pour faire craquer son dos dans un murmure de soulagement. Une bulle de désir remonte en moi. Ce corps insolent… Je vais y aller je crois, lui dis-je avant de m’éclipser sans un regard en arrière. Je sors une clope, les doigts tremblants. Ils sont gelés. Combien de temps est-on resté dehors à discuter ? Il est deux heures du matin, je suis fatigué et j’ai froid. Je n’ai plus qu’une seule envie : rentrer chez moi et presser mon corps contre celui de ma femme. La serrer dans mes bras et l’embrasser dans le cou. Elle se retournera dans un demi-sommeil pour m’embrasser et m’enlacera de ses bras brûlants. La douce chaleur de son corps. L’odeur de sa peau moite de sommeil. Oui, c’est ça que je veux, c’est la réalité que j’ai choisi. Etre auprès de la femme que j’aime, pour le restant de mes jours. Paris voit déambuler un cortège de gens saouls et je suis l'un d'eux. Je lève le bras et réussi à arrêter un taxi. La vitre se baisse et le chauffeur se penche vers moi. Il jauge mon état d'un rapide regard vertical avant de me demander. Vous allez où? Je souris malgré moi. A la maison.

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