vendredi 16 mars 2012

This is the End - Episode 3.5

L’inspecteur Malterre est une personne extrêmement pragmatique. Plus qu’un trait de caractère, c’est un mode de vie. Une chose qui dicte ses actes au quotidien depuis près de 45 ans. Rien ne semble jamais l’étonner. Lorsque le téléphone sonne pour lui annoncer cette étrange affaire en cours à La Défense, il ne cille pas. Un poisson géant qui tire sur tout ce qui bouge dans les couloirs du RER A et une équipe de snipers déguisés en bonhommes Cétélem dans les immeubles du parvis. La seule chose qu’il a retenu de ce coup de fil, c’est l’impressionnant nombre de victimes et l’urgence de la situation. Sans doute l’affaire la plus grave de sa carrière. Mais là où certains se mettraient à courir en tous sens, paniqués devant l’urgence, l’inspecteur Malterre souffle sur son café brûlant puis en boit une gorgée qu’il savoure en fermant les yeux quelques secondes. Il repose son mug qu’il éloigne d’un geste lent avant de reprendre le combiné du téléphone. "Martin, met moi en contact avec le groupe d’intervention de la gendarmerie, c’est urgent." dit-il de façon posée en détachant chacun de ses mots. Il raccroche et regarde pensif le café fumer dans le cadeau de fête des pères que sa fille lui a offert l’an dernier. Il sait qu’il n’aura plus le temps d’y toucher pour le restant de la journée, peut-être même avant plusieurs jours si les choses se compliquent. Le téléphone sonne de nouveau. C’est le GIGN. Il prend une grande inspiration avant de décrocher.



"Vous avez bien compris, silence radio tant qu’on n’a pas établi de contact avec la cible." Tout le monde hoche vigoureusement la tête en signe d’assentiment. "Bon, formez les équipes on y va." Dans les tunnels vides du RER A, quatre groupes de six personnes s’organisent en silence. Le commandant Legrand fait un signe des deux mains et la troupe se met en branle au pas de course. Le trafic du RER a été arrêté, mais il y a quelque chose d’oppressant à se déplacer ainsi librement dans ces tunnels, éclairés à la seule lumière de quelques ampoules rouges et blanches éparses. Le claquement des pas et le cliquetis métallique de l’équipement résonnent. Tous les sens sont en alertes, à l’écoute du moindre bruissement suspect, à l’affut de n’importe quelle ombre fugitive. La lumière de la station se rapproche, les chefs d’équipe dialoguent avec les yeux. A l'aide de quelques gestes rapides le commandant divise les groupes. Deux équipes remontent les escaliers qui mènent au quai tandis que deux autres continuent sur les rails surveillant leurs arrières et les hauteurs. Ils balayent rapidement le niveau. RAS. La tension monte d’un cran, ils vont devoir monter. Tactiquement, la situation devient réellement compliquée, trop de surface, trop de caches. Ils vont devoir se séparer et redoubler de prudence. Une équipe par escalator. Les hommes se préparent. Selon les témoignages qu’ils ont étudiés sur le chemin, le type possède une sacrée puissance de feu et est du genre énervé. Du genre impitoyable. Le fait qu’il ressemble à une publicité n’a aucune espèce d’importance. Cet individu est dangereux et armé, si jamais ils le voyaient, il faudrait l’abattre sans hésiter. Les mains se resserrent sur les SIG-550. Du bout des doigts, chacun vérifie que la sécurité est bien ôtée. L’escalator remonte lentement les hommes dans un silence mécanique. Une transpiration acide suinte sous leurs aisselles tandis qu’ils pointent leur arme à la recherche du criminel au signalement le plus absurde de toute leur vie. L’escalator arrive en fin de course. Comme un seul homme, ils accélèrent en synchro et se répartissent en miroir de part et d’autre de l’escalier mécanique. Les respirations sont lourdes, les bouches sont sèches, mais leur concentration est sans faille. Chacun couvre l’autre et les groupes avancent à pas mesurés dans le dédale de La Défense. Trop de piliers, trop de boutiques, c’est un enfer pour les nerfs de surveiller un endroit pareil. Tellement d’embuscades possibles. Et s’ils étaient plusieurs ? Ils se feraient massacrer sans même avoir le temps d’appeler à l’aide. Trop penser ne mène à rien.



Soudain le lieutenant Rémy l’aperçoit, son cœur manque de sauter hors de sa poitrine. Il le voit. Le suspect. Croustibat, en chair et en arrêtes. Mâchoires carrées, peau jaune et luisante, petit bonnet blanc vissé sur le coin de la tête, T-shirt bleu qui ne rime à rien, biceps saillants, kalashnikov en main et sourire carnassier. Aucun doute c’est bien leur homme qui les attend tout sourire, à une dizaine de mètres, pas embusqué pour un sous. Pas d’hésitation. Il ajuste et tire dans un mouvement rapide. Une première salve d’une dizaine de balles. "Equipe Delta, je l’ai en visuel" dit-il sobrement dans son micro en balançant une deuxième salve. Le poisson jaune ne bronche pas. C’est comme si toutes les balles avaient manquées leur cible. Les hommes de son équipe essayent à leur tour. Tous les six tirent ensemble plusieurs salves sur la friture sagement immobile. Aucun projectile ne l’atteint, mais plus étrange encore, on n’entend aucun impact de balle. Ni contre lui, ni contre les murs, les piliers ou bien vitrines environnantes. C’est comme si les balles se volatilisaient à son contact. Le sourire de Croustibat s’élargit à mesure que les chargeurs se vident. Ses grands yeux noirs sont écarquillés dans une grimace démente. Des yeux d’un noir profond, sans aucune lueur de vie. Le sourire féroce d’un monstre qui s’apprête à bondir. Un gros doigt jaune s’avance vers la gâchette de la kalash. Le feu des armes cesse, ils ont compris. C’est au tour du gros poisson jaune d’essayer, et quelque chose leur dit que lui n’aura aucun souci, lui, à faire mouche. Le lieutenant Rémy plonge à couvert. Le feu de l’enfer se déchaîne dans son dos. Les balles volent en tous sens. Il a trouvé refuge derrière une de ces grandes poubelles rondes en métal sur laquelle les balles viennent ricocher en lançant des étincelles. Il se risque à jeter un coup d’œil. Trois hommes à terre, étourdis par le choc des balles sur le gilet pare-balle ou bien blessés aux membres. Il ne reste que deux valides planqués derrière un pilier et à l’angle d’une croissanterie. Ceux-là continuent d’arroser la monstrueuse pub qui avance lentement mais inexorablement dans leur direction. Le lieutenant profite que l’attention de Croustibat est focalisée sur ses camarades d’infortune pour tenter une sortie. En quelques pas ramassés il rejoint les blessés et les traine un à un derrière son abri poubelle. "Equipe delta, on a trouvé notre poisson. Besoin de renfort, trois hommes à terre." annonce-t-il dans son micro. Dans le vaste hall et dans ses écouteurs il entend des coups de feu qui résonnent et une voix essoufflée. "On a des problèmes aussi de notre côté, et je crois que les deux autres équipes ont été complètement annihilées. Il faut se replier d’urgence et …" La communication coupe brutalement. L’inspecteur avale difficilement le peu de salive qu’il lui reste. Un cri horrible lui parvient depuis la croissanterie. "Il y en a deux !" hurle un des hommes tentant de s’échapper avant de se faire littéralement coupé les jambes par le tir croisés de deux kalashs. Il s'effondre dans un hurlement déchirant. L’homme caché derrière le pilier tout près d’eux jaillit en hurlant hors de sa cachette. Il bondit sur le dos du plus proche poisson et abat à plusieurs reprises son couteau dans la face jaune. La lame pénètre et ressort sans effort, mais surtout sans séquelle. Puis dans une ultime tentative désespérée, le couteau s’enfonce droit dans le chapeau marin. Le visage rieur de Croustibat se transforme alors en un masque hideux, mélange de douleur et de rage. Une gigantesque colonne de sang noir et visqueux s’élève hors de la blessure. Un cri, comme un rugissement, comme la terre qui s'ouvre en deux emplit alors l'espace de la station. Le gendarme intrépide lâche immédiatement prise, terrifié, et se laisse tomber au sol pour prendre la fuite, mais Croustibat le furieux et son acolyte Croustibat rieur, fraîchement débarqué dans l'arène, le criblent de balles. Il s’étale au sol en glissant. Les poissons n’enlèvent pas pour autant le doigt de la gâchette et continuent de le mitrailler sans relâche, le transformant peu à peu en une masse tressautante et sanguinolente. Une bouillie d’humain. Le lieutenant Rémy n’ose plus regarder. Les deux mains crispées sur son arme, il ferme les yeux et récite nerveusement une prière. A côté de lui gisent les gendarmes inconscients. Le lieutenant Rémy sait que son heure est bientôt venue, il espère juste que ça ne sera pas trop douloureux. Il a fini sa prière et remplace le chargeur de son arme. Un dernier barouf, pour l’honneur. Maintenant, il a peut-être une chance de leur survivre, il connaît leur point faible.



Dans l’une des fourgonnettes du groupe d’intervention, un homme écoute calmement les gendarmes du GIGN se faire massacrer les uns après les autres. Il les avait mis en garde sur les risques tactiques d’une telle opération, mais personne n’avait cru bon de l’écouter. Surtout pas le commandant Legrand. Selon lui, le nombre d’hommes était suffisant pour appréhender un seul individu puis déloger les snipers de leur cachette. Maintenant, il ne peut plus admettre son erreur car il est mort. L’inspecteur Malterre vient de l’entendre pousser un râle douloureux puis quelques gargouillis sanglants avant de rendre son dernier soupir. Son pragmatisme lui a encore sauvé la vie, une fois de plus. Il avait promptement refusé de les accompagner sur le terrain. "Je suis un homme de bureau à présent leur avait-il répondu, mes réflexes sont émoussés. Je sais encore tenir une arme, mais rien de dit que je sache encore m’en servir convenablement." Ils étaient partis au combat, le méprisant intérieurement pour son manque de courage. Oui, mais il était en vie. Que faire à présent? Une chose est sûre, il ne peut plus sauver ces hommes, perdus au milieu d’un stand de tir au pigeon. L’ennemi est en nombre inconnu, et il possède des moyens inconnus. Il manque trop de données à l’inspecteur pour échafauder un plan. Et ces cris de douleurs dans ses oreilles l'empêchent de se concentrer. Il enlève ses écouteurs, incapable d'en supporter d'avantage. La radio de la fourgonnette est H.S pour une raison inconnue. Impossible de joindre le commissariat. Il a bien essayé de téléphoner pour appeler des renforts, sans succès. Le réseau est saturé. Seules les communications à courte portée de l’équipe continuent de fonctionner correctement, relayant les cris de panique et les coups de feu dans le casque audio. Il doit retourner au commissariat et alerter le préfet, voir le président. C’est l’apocalypse là-bas. Ce n’est plus du GIGN dont on a besoin, c’est de l’armée. Il met le contact et démarre la fourgonnette. L’inspecteur Malterre a subitement très envie d’un café.

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