"Je suis prêt.", lance Jérôme à son reflet dans le miroir. Les mâchoires serrées, un regard vert métallisé planté dans les yeux de son double, il répète la phrase à nouveau. "Je suis prêt !" Il recommence sans se lâcher du regard, plus fort encore. "JE SUIS PRET !!" De l’écume gicle de ses lèvres. Une dernière fois, calmement, le regard froid, en prenant soin de bien détacher chaque mot, il répète une dernière fois son mantra à mi-voix. "Je suis prêt." Une batte de baseball dans la main gauche, un pistolet à clou dans la main droite, il se retourne lentement et fait face à la porte d’entrée de son appartement avec résolution. Dans son dos, un gros sac remplit de surprises pour ses éventuels assaillants dont il réajuste machinalement les bretelles. Jérôme est prêt, il l’a toujours été.
Dès son plus jeune âge, quand on lui parle de l’apocalypse au catéchisme, il comprend qu’il ne s’agit pas que d’une histoire pour faire peur aux hérétiques. Il pressent que la fin du monde, la fin du monde tel que nous le connaissons, arrivera un jour. Pas forcément comme le décrit la Bible, mais un jour le monde se trouvera bouleversé de façon irréversible. Du haut de ses 7 ans, il en est intimement convaincu. Et depuis ce jour, il se prépare. En empruntant à la bibliothèque toutes sortes d’ouvrages traitant de près ou de loin de la survie en conditions extrêmes. Certains sérieux, d’autres complètements délirants. Il les lit tous, sélectionnant et notant les idées, les situations, les conseils qu’il juge importants pour s’en faire un guide de règles pratiques de survie en cas de fin du monde. Toutes ces règles, il les connait encore par coeur. Ça lui arrive encore de compléter son guide, un vieux cahier spirale à petits carreaux, avec des conseils de sagesse supplémentaires glanés dans des comics sur les zombies ou encore auprès de ses co-instructeurs pendant un stage de survie. Dans les soirées, ses amis lui demandent régulièrement de réciter telle ou telle règle en ouvrant le cahier à une page au hasard. Un excellent entraînement : l’alcool simulant un état de confusion mentale similaire à celui provoqué par le stress de fin du monde.
Mais Jérôme ne s’est pas contenté de créer un guide non-officiel à la survie in-apocalypse, il a aussi décidé de développer et d’entraîner son corps. Ainsi, dès l’adolescence, il se met à pratiquer le Krav Maga, discipline qu’il pratique encore, en tant qu’instructeur. Aucune technique de frappe, d’immobilisation, de soumission ne lui est étrangère. Il a fait de son corps une machine à briser des os bien huilée et efficace. Les arts martiaux ne lui suffisant plus, ces dernières années il s’est mis à la gymnastique et à la pratique du "Parkour", afin de développer une faculté de déplacement créative en fonction de son environnement. La fuite n’étant parfois pas qu’une simple option, il a élevé son sens de l’équilibre et la qualité de ses mouvements bien au-dessus de la moyenne.
Lors de ses stages de Krav Maga avec les militaires Israéliens, il apprend le maniement des armes. Armes blanches, couteaux, machettes, bâtons, tonfas, armes à feu, armes de poing, fusils d’assauts, fusils de précision. Il touche à tout. Malheureusement, la possession d’arme n’est pas une chose très simple en France, il renonce donc à en acheter. Avoir un permis d’arme est quelque chose de bien trop contraignant. C’est comme déclarer à la police : « Je suis dangereux, suspectez moi à la moindre fusillade svp ». De plus, dans une situation de survie en milieu apocalyptique, il lui arrivera sûrement de devoir transgresser un bon paquet de lois et de tabous moraux, allant de l’assassinat au viol. Aucun besoin, dans ces conditions, d’attirer d’avantage l’attention sur lui avant même l’avènement de la fin.
Jérôme est prêt donc. Prêt pour une petite expédition de ravitaillement, de pillage devrait on plutôt dire. Mr Pringles est sorti de sa télévision pendant la pub ce matin, alors qu’il était en train de prendre le petit déjeuner. Une sacrée surprise. Aucune poêle, couteau, assiette qu’il lui lança en s’enfuyant ne semblait l’entamer. Le moustachu 2D se contenta de gober les projectiles qu’il mâcha dans un croustillement tonitruant. Et puis, dans la panique il parvint à se fabriquer un lance-flamme de fortune avec une bombe désodorisante et un briquet. Le moustachu blafard s’enflamma dans un cri aigu de surprise, puis à la manière d’une photo qu’on brûle, se racorni, recroquevillé en boule incandescente avant de disparaître en fumée. Passé la surprise initiale, Jérôme s’était dit que ça avait commencé. La fin du monde tel qu’on le connaît.
Il est donc temps de faire quelques courses, la fin du monde ça creuse. Le voilà donc en train de claquer la porte de son appartement derrière lui et descendre les escaliers à petits pas. En chemin, il croise son voisin du 2e qui le salue cordialement, pas inquiet pour un sou. "Vous allez faire du bricolage ?" lui demande-t-il. Jérôme regarde un instant la batte dans sa main gauche, puis le pistolet à clou dans sa droite. "Oui, en quelque sorte." répond Jérôme poliment avant de reprendre sa descente. Sur le pas de la porte cochère, maintenue ouverte par un crochet, il prend une grande inspiration. Fin du monde me voici.
Pas de voiture en feu, pas de panique, pas de hurlements, pas de pillards non plus. Jérôme se sent un peu bête de s’être monté le bourrichon pour si peu. Les passants le dévisagent curieusement, tandis qu’il range son pistolet à clou et sa batte de baseball dans le sac de sport, un peu honteux. Pendant ce temps, Benjamin tente de créer une diversion en poussant Jenny à découvert sur le parvis de la Défense. L’inspecteur Malterre regarde, impuissant, refroidir son café, un téléphone différent collé à chaque oreille : Le GIGN et la préfecture. Ça doit être le début se dit Jérôme. L’apéro-fin-du-monde, les amuses gueules apocalyptique. Il avance en fixant ses pieds d’un air concentré au gré des rues du XIIIe arrondissement de Paris. Tant qu’à être sorti de son appartement, il va en profiter pour faire quelques courses. En attendant qu’il y ait du feu, de la panique, des pillages et des morts. Direction place d’Italie.
Ben s’est pris une balle dans en pleine tête et pourtant son corps n’est plus dans l’escalier qu’il tentait de rejoindre. Jenny ouvre la portière pour sauter hors d’un taxi qui fonce en zigzag vers l’entrée du commissariat de la Défense. L’inspecteur Malterre, d’un coup de volant rapide, évite le corps de la jeune asiatique qui vient pratiquement de se jeter sous ses roues. Jérôme, quant à lui, se demande si demain il y aura la vraie fin du monde. Il glisse distraitement une boîte de maïs dans son panier en plastique rouge prêt à déborder. « Promotion sur les sachets de réglisse Haribo ! Profitez de notre offre exceptionnelle : -30% sur les sachets de réglisse Haribo. Aujourd’hui seulement ! Haribo c’est beau la vie ! Rendez-vous dans votre rayon confiserie. » "Chic !" se dit-il, grand amateur de réglisse. Immédiatement, ses pas l’entraînent vers le rayon de la tentation. Son panier est déjà rempli à craquer de nourriture en boite, et son bras gauche, chargé d’un lourd pack d’eau, commence à le faire souffrir mais la promesse d’un petit extra le fait tenir." Le glucose c’est bon pour le cerveau" se ment-il pour se donner bonne conscience. Fin du monde ou pas, quand on est gourmand…
Dans le rayon, il y a une petite fille et sa mère qui regardent tétanisées quelque chose en face d’elles. La petite fille d’environ 6 ans porte une robe noire moulante et une doudoune courte à paillette qui lui donne une allure de pute pré-pubère. Elle pointe du doigt quelque chose non loin et regarde sa mère avec exaltation. « Regarde Maman. C’est Haribo pour de vrai ! ». La mère, une énorme femme maquillée de façon outrancière, et comme contenue par ses propres vêtements, ne quitte pas des yeux l’apparition en plein milieu du rayon. Elle regarde, incrédule, le petit garçon bouffi, la peau rose, T-shirt jaune et pantalon rouge, un poing sur la hanche et dans la main droite une énorme bobine de réglisse noire. Il rit sans bruit, hoquetant, la bouche énorme, les yeux au ciel. Sans gestes brusques, mais avec rapidité, Jérôme s’accroupit. Faisant passer son sac devant lui sans quitter des yeux l’improbable scène qui se déroule sous yeux, il remplit son sac avec le contenu de son panier et quelques bouteilles d’eau. Pillage préventif. « On va oublier les bonbons pour le moment » songe-t-il en faisant repasser le sac rempli dans son dos.
Lorsqu’il se relève, personne n’a bougé. Le petit Haribo continue de se gausser en sourdine, la grosse maman et sa fille continuent de le fixer, le souffle coupé. Jérôme quant à lui, hésite sur le plan d’action à adopter. Son instinct lui ordonne de s’en aller au plus vite. Mais la curiosité le pousse à rester pour en savoir un peu plus. Plus il en sait, sur ce qui se passe, mieux il pourra se préparer. Le petit à grosse tête continue de hoqueter, expirant de l’air sans jamais avoir besoin d’en inspirer. Il ne ressemble absolument pas à un vrai petit garçon. Ses traits grossiers de bande dessinée, ce corps rose qu’on dirait en carton-pâte, ces gros cheveux noirs brillants de Playmobil. Une impression malsaine se dégage de la chose. Comme si une personne de petite taille avait enfilé un costume, mais Jérôme sait que ce n’est pas d’un costume dont il s’agit. Ce corps bouge trop naturellement. C’est quelque chose qui existe, alors que ça ne devrait pas. Ca lui file la chair de poule. Finalement, le bonhomme rose s’arrête de rire d’un seul coup, sans crier gare. Comme s’il se réveillait, hypnotisé par son propre rire. Son regard mauvais de petit garnement mal proportionné se pose sur les trois spectateurs qui l’observent depuis tout à l’heure. « J’ai peur Maman! » se met à geindre la petite fille en s’accrochant au pylône qui sert de jambe à sa génitrice. Celle-ci commence à s’énerver pour masquer son malaise dans un fort accent du Nord. « Eh toua, cha vo po d’faire pleurer mo fille comme cho ?! ». Elle agite ses bras en tous sens pour donner de la légitimité à son propos, sa graisse se met en branle et ne semble jamais vouloir s’arrêter. A peine a-t-elle le temps de finir sa phrase qu’elle se retrouve le cou entouré de réglisse. La main crispée sur le pistolet à clou, Jérôme lève le bras et met en joug Haribo. La mère lui lance un regard suffoqué. Elle n’a rien vu venir. Le geste du marmot en culotte rouge était bien trop rapide. Les yeux de la grosse nordiste crient les mots qu’elle n’arrive pas à prononcer « A l’aide! ». La petite fille se met à hurler de terreur. Le garçon bonbon fixe Jérôme avec un sourire narquois, le défiant d’utiliser son arme. L’espace d’une seconde le temps est suspendu, ils se fixent tous deux, indécis. Subitement un flash de lumière verte parcourt à toute vitesse le cordon de réglisse jusqu’à la grosse dame, changée sur le coup en un gigantesque bonbon gélatineux vert. La petite fille recule dans un sursaut de stupeur. Là où se trouvait sa mère, il y a désormais une grosse forme verte, translucide criblée de bulles d’air immobiles. « N’oubliez pas la promotion exceptionnelle sur les paquets de réglisse Haribo ! 30% de réduction, ça ne se rate pas. Haribo, c’est beau la vie ! » Par pur réflexe involontaire, les yeux de Jérôme se sont tournés vers les hauts parleurs pendant la courte et tonitruante annonce. Lorsque son regard revient au rayon confiserie, ce n’est plus un, mais deux bonhommes Haribo engoncés dans leurs pantalons rouges qui le fixent avec des yeux plein de malice. Finis les amuses gueules se dit Jérôme, on vient de passer au plat de résistance. La fin du monde tel que nous le connaissons.
Les deux garçons bonbons échangent un bref regard puis se retournent de concert vers Jérôme qui tient toujours le pistolet à clou tendu vers l’un d’eux. « Ca sent mauvais. » Sans réfléchir plus avant, il fait feu. Quand on tire, on raconte pas sa vie dirait Clint. Un clou vient se planter entre les deux yeux du premier Haribo dans un bruit flasque. La tête du bonhomme est projetée en arrière. La réglisse avec laquelle il tient la grosse dame transformée en croco géant se rembobine rapidement dans sa main, à la manière d’un mètre mesureur de chantier. Haribo, la tête toujours renversée en arrière recommence à hoqueter dans un rire silencieux. Son jumeau l’imite aussitôt, observant, le visage hilare, la tête rose toujours renversée de son camarade, un grand clou planté entre les deux yeux. Cet éclat de rire muet est pire que toutes les visions d’horreur, de corps mutilés, de zombies, ou de chiens de l’enfer que Jérôme s’était préparé à affronter. Devant ces deux gros enfants malsains, difformes, et plastiques qui tressautent à l’unisson avec un regard torve et un sourire mauvais aux lèvres, il se sent démuni. Pour la première fois de sa vie, il ressent la peur de la mort. Impuissance totale. Soudain, il remarque que les deux bras qui tiennent les réglisses chez les frères Haribo sont en train de s’armer. Son sang ne fait qu’un tour. Il va finir comme la grosse dame.
D’un bond sur le côté, il se place derrière la petite fille qui n’a cessé de sangloter depuis la mort de sa mère et la soulève prestement par les dessous de bras. La team Haribo envoie ses rubans de réglisse fouetter l’air en direction des deux cibles en mouvement. Jérôme se sait perdu. Dans cette position, avec la petite fille dans les bras, impossible d’esquiver à temps. Toutes ces années d’entraînements pour rien? Mourir bêtement en essayant de sauver une petite poupée Barbie? L’amertume et le désespoir l’envahissent tandis que les bouts de réglisses se rapprochent au ralenti derrière lui. Il ne peut pas mourir. Pas comme ça en tout cas. Il s’est entraîné toute sa vie pour ce moment. Il était prêt pourtant. Il est toujours prêt. « Je suis prêt bande d’enculé! » hurle-t-il en se retournant. Utilisant toutes les fibres musculaires de son corps, il fait pivoter son buste et balance la petite fille innocente en plein sur la trajectoire des rubans de réglisse. Touchée de plein fouet, celle-ci explose en criant de surprise dans un grand éclair rouge en milliers de petits bouts de gelée rose qui s’éparpillent dans les rayons alentours.
Jérôme prend la tangente sous une pluie de bonbons acidulés au bon goût d’enfant. Un sourire féroce mange la moitié de son visage. La morveuse a détourné la trajectoire des fouets en réglisse, il a toute latitude pour s’en aller. Il est né pour vivre ce genre de moments intenses. Le réveil du monstre. A présent, plus que jamais : il est prêt!
It's the end of the world baby!
3 commentaires:
Simpson Horror Show VI
Y a sûrement du vrai. Faudrait que je le revois.
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